Ce n’est un secret pour personne que des crimes graves ont été commis à l’occasion et dans le contexte de la crise de 2012.
On s’attendait donc logiquement à ce que les auteurs et les complices de ces crimes soient poursuivis et traduits en justice.
Mais le gouvernement malien en a décidé autrement en faisant voter par l’Assemblée Nationale le 27 juin 2019, une loi dite d’entente nationale, laquelle a été promulguée par le Président de la république le 24 juillet 2019. L’objet principal de cette loi n’est ni plus ni moins que d’accorder une impunité totale aux criminels et à leurs complices. Aussi se pose la question fondamentale de savoir si et dans quelle mesure cette loi viole ou non le droit international. Analyse du Dr Salifou FOMBA, Professeur de droit international à Université de Bamako ; Ancien membre et vice-président de la commission du droit international de l’ONU à Genève ; Ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du conseil de sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda ; Ancien conseiller technique au ministère des affaires étrangères, au ministère des maliens de l’extérieur, au ministère des droits de l’homme et des relations avec les institutions.
… III- Rappel des obligations du Mali en vertu de la Résolution 60/147 AG-NU sur le droit à un recours et à réparation.
Cette résolution a été adoptée par consensus, ce qui veut dire que le Mali ne s’y est pas formellement opposé. Il doit être clair pour tout le monde qu’en accordant l’impunité totale aux criminels et à leurs complices, la loi d’entente nationale viole le droit international, plus précisément et concrètement elle viole le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire. Ce droit est prévu par les dispositions de nombreux instruments internationaux qui lient le Mali à titre d’obligation conventionnelle et/ou coutumière ou même de jus cogens. Les principes fondamentaux et les directives concernant l’exercice de ce droit sont définis par la résolution 60/147 adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 16 décembre 2005. Il est important de savoir ici que dans cette résolution, l’Assemblée générale recommande aux Etats :
A-Obligations générale du Mali en vertu de la résolution 60/147
Il est important de savoir ici que la résolution 60/147 met à la charge du Mali le respect des obligations suivantes :
B-Obligations spécifiques du Mali en vertu de la résolution 60/147
1-Obligations du Mali en cas de violations flagrantes ou graves constituant des crimes de droit international.
En cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire qui constituent des crimes de droit international, le Mali a l’obligation :
2-Obligations du Mali en matière d’exercice du droit des victimes aux recours
En cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, le Mali doit offrir des recours comprenant le droit des victimes aux garanties prévues par le droit international à savoir :
3-Obligations du Mali en matière d’accès des victimes à la justice.
Le Mali doit assumer ses obligations découlant du droit international qui visent à garantir le droit d’accès des victimes à la justice et à un procès équitable et impartial. Ces obligations doivent être reflétées dans la législation interne malienne. Le Mali doit notamment :
4-Obligations du Mali en matière de réparation du préjudice subi par les victimes
Le Mali, conformément à sa législation interne et à ses obligations juridiques internationales, doit assurer aux victimes :
5-Obligations du Mali en matière de prescription
Le Mali doit respecter les règles suivantes :
IV- Possibilités d’action juridique contre la loi d’entente nationale.
La loi viole l’article 46 de l’accord qui souligne clairement l’engagement des parties à « mettre fin à l’impunité ». L’accord ne peut donc pas vouloir une chose et son contraire.
Le préambule de la constitution affirme clairement que le Mali souscrit à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981, dont respectivement les articles 8 et 7 consacrent clairement le droit à la justice. La loi viole donc ces dispositions.
La loi d’entente nationale qui consacre l’impunité absolue des crimes est un déni de justice.
En obligeant donc le juge malien à appliquer la loi d’entente nationale, et par conséquent à refuser de faire droit à toute requête des victimes, la loi :
i-la loi d’entente nationale en tant que loi contestée n’a en elle-même qu’un effet potentiel ;
ii-le fait illicite n’est établi que si le juge malien chargé de faire respecter cette loi, en concrétise la portée contraire à un engagement international du Mali ;
B- La loi d’entente nationale peut être attaquée devant le juge malien
Le mali a ratifié une série de traités internationaux qui consacrent et garantissent clairement le droit des victimes de crimes à la vérité, à la justice et à la réparation. La loi d’entente nationale, en empêchant les victimes de saisir la justice, viole à l’évidence les engagements internationaux du Mali. Par conséquent, si les victimes et leurs avocats ne veulent pas ou ne peuvent pas se satisfaire de la solution politique donc « illégale » choisie par le gouvernement, ils peuvent attaquer la loi d’entente nationale devant la justice malienne. L’attitude du juge malien devrait être guidée par les principales considérations suivantes :
1-l’argument incontestable selon lequel le juge est le premier défenseur du droit, de l’état de droit et de la justice ;
2-l’argument irréfutable selon lequel l’article 155 du code pénal malien interdit le déni de justice ;
3-l’argument indiscutable selon lequel le juge est, parmi les organes de l’Etat, celui qui doit prioritairement contribuer à la mise en œuvre des engagements juridiques internationaux du Mali ;
4-l’argument incontestable selon lequel le Mali doit exécuter de bonne foi ses obligations découlant des traités et autres sources du droit international, et il ne peut invoquer pour manquer à ce devoir, les dispositions de sa Constitution ou de sa législation ;
5-l’argument factuel selon lequel le Mali a ratifié des traités et accepté des résolutions des Nations Unies qui reconnaissent et garantissent le droit des victimes de crimes à un recours et à réparation ;
6-le principe universellement reconnu et respecté selon lequel le juge national a l’obligation d’appliquer les traités quand la solution des litiges dont il est saisi l’exige, parce que : a-c’est une exigence internationale qui se déduit de l’obligation d’exécution des traités incombant à l’Etat malien dont le juge malien est l’organe ; b-cela relève de la mission générale du juge malien de « dire le droit, rien que le droit, et tout le droit, y compris le droit international » ; 7- le devoir de respecter les exigences constitutionnelles de l’article 116 de la loi fondamentale de 1992, c’est-à-dire vérifier concrètement les critères d’applicabilité et de supériorité des traités sur la loi, à savoir : a-la ratification régulière des traités ; b-leur publication en bonne et due forme. Quand au critère de réciprocité dans l’application des traités, le juge judiciaire malien devrait adopter la position suivante : a-l’impossibilité matérielle pour lui-même de procéder à la vérification de la condition de réciprocité ; b-la non nécessité d’en référer au ministre des affaires étrangères pour cela ; c-mais surtout, la nécessité de considérer que la nature et la spécificité mêmes des traités des droits de l’homme justifient qu’on n’en subordonne pas l’application et l’efficacité à la condition de réciprocité ; 8-bref, faire prévaloir tout traité pertinent en cause sur toute loi malienne contraire, qu’elle soit antérieure ou postérieure ; et écarter l’application de ladite loi dans le cas d’espèce qui lui est soumis, etc. (A suivre)
Dr Salifou FOMBA
Professeur de droit international à Université de Bamako ; Ancien membre et vice-président de la commission du droit international de l’ONU à Genève ; Ancien membre et rapporteur de la commission d’enquête du conseil de sécurité de l’ONU sur le génocide au Rwanda ; Ancien conseiller technique au ministère des affaires étrangères, au ministère des maliens de l’extérieur, au ministère des droits de l’homme et des relations avec les institutions
(L’Aube 1113 du jeudi 19 décembre 2019)
Source : L’Aube